Les conséquences troublantes de la crise des opioïdes en Amérique du Nord sont connues depuis près de cinq ans; en 2017, les autorités avaient même déclaré officiellement que le Canada vivait une crise de santé publique.1 Bien que l’on ait pu constater une diminution dans les opioïdes prescrits au Canada entre 2012 et 20172, les taux d’hospitalisation et de mortalité ne cessent d’augmenter.3 Les préjudices les plus fréquents associés à cette crise sont les surdoses accidentelles, mais une autre séquelle importante est le nombre croissant de pathologies associées à l’usage de drogues par voie intraveineuse, notamment les maladies infectieuses. Certaines de ces affections, dont les abcès cutanés, semblent relativement simples à diagnostiquer en présence de symptômes et de signes cliniques. D’autres par contre, comme l’endocardite infectieuse et l’abcès épidural, peuvent être beaucoup plus difficiles à diagnostiquer.
Exemple de cas : Retard dans l’établissement du diagnostic d’abcès épidural
Une femme de 47 ans4 se présente dans une clinique sans rendez-vous se plaignant de maux de dos à la suite d’une chute récente. Ses antécédents médicaux font état de nombreuses visites à l’urgence et de l’utilisation thérapeutique de méthadone. L’examen physique révèle de nombreux abcès cutanés sur ses bras ainsi qu’une légère fièvre. Le médecin attribue une origine musculosquelettique à son mal de dos; il prescrit un analgésique et demande des radiographies des vertèbres dorsales et lombaires.
Le lendemain, la patiente se présente à l’urgence d’un hôpital communautaire en raison de douleurs dorsales et abdominales. Sa température est de 39,2 °C et sa numération leucocytaire est de 21 x 109/L. Le médecin prescrit de la ciprofloxacine per os, demande de refaire les prélèvements sanguins, et consigne la douleur musculosquelettique dans le dossier médical. Lors du changement de quart de travail, les soins sont transférés à un autre médecin. Ce dernier diagnostique un abcès sous-cutané; il draine une lésion au bras de la patiente et lui accorde son congé.
La patiente revient à l’urgence le soir même, titubante, somnolente, et se plaignant d’un engourdissement dans les deux jambes. Le médecin de garde communique avec son médecin de famille qui lui dit que la patiente prend présentement du fentanyl par voie intraveineuse. Le médecin de garde administre de la naloxone à la patiente, l’hospitalise et demande des hémocultures. Les deux hémocultures ont un résultat positif au staphylocoque doré. La patiente se plaint maintenant de faiblesse dans les jambes et de difficulté à uriner. Le médecin demande une résonance magnétique urgente qui révèle un abcès épidural avec compression médullaire au niveau D3; la patiente est transférée en chirurgie pour une laminectomie urgente. La patiente gardera une paraplégie; elle intente donc une action en justice.
Dans l’évaluation de ce dossier, les experts se sont dits inquiets du fait que le dossier médical ne faisait aucune mention d’un examen neurologique effectué au service des urgences; ils ont aussi critiqué le fait que le premier médecin n’avait pas clairement établi de diagnostic différentiel. Les critiques concernant les soins prodigués lors de la première visite à l’urgence portaient sur l’absence de dispositions précises quant aux soins de suivi, le caractère inadéquat des instructions entourant le congé et la mauvaise tenue des dossiers. L’ACPM a choisi de régler le dossier au nom des médecins.
Considérations liées au diagnostic
Les médecins savent bien que l’endocardite infectieuse, la discite et l’abcès épidural sont difficiles à diagnostiquer, et présentent des symptômes qui pourraient ressembler à des maladies plus courantes. Si le patient s’administre des drogues par voie intraveineuse, la complexité du diagnostic peut être accentuée par le stigmate social, la variabilité en matière de consentement du patient, et les problèmes liés à l’adhésion de ce dernier aux plans de traitement et de suivi (p. ex. lorsque le patient n’a pas les moyens de payer ses médicaments ou qu’il n’a pas facilement accès aux transports pour se rendre à ses rendez-vous).
Au Canada, entre 2017 et 2018, le taux de décès associé aux opioïdes a augmenté de 11,4 %2 alors que celui des hospitalisations liées aux opioïdes a grimpé de 27 %.5 En Ontario, une analyse rétrospective des cas d’endocardite infectieuse associés à l’injection de drogues par voie intraveineuse a aussi révélé une augmentation du nombre moyen des hospitalisations, qui est passé de 13,4 par trimestre en 2006 à 35,1 par trimestre en 2015.6
Une analyse des dossiers de l’ACPM conclus entre 2002 et 2014 a permis de recenser 14 problèmes médico-légaux où le médecin a eu de la difficulté à diagnostiquer des affections liées à l’usage de drogues par voie intraveineuse : notamment des abcès épiduraux ou des discites infectieuses (11 dossiers) et des endocardites infectieuses (3 dossiers) (Figure 1). Tous ces problèmes ont donné lieu à des actions au civil, exception faite d’une plainte déposée auprès de l’organisme de réglementation (Collège) (Figure 2). Des 13 actions au civil, huit se sont conclues par un règlement et cinq ont été rejetées par le tribunal (Figure 3). Dans le cas des huit actions conclues par un règlement, cinq impliquaient une responsabilité partagée entre le ou les médecins et l’hôpital ou les services de télésanté.
FIGURE 1.
Distribution, par type d’infection, de 14 dossiers d’actions au civil et de plaintes au Collège (2002-2014) où le médecin a eu de la difficulté à diagnostiquer des affections liées à l’usage de drogues par voie intraveineuse
FIGURE 2.
Distribution, par type de dossier, de 14 dossiers d’actions au civil et de plaintes au Collège (2002-2014) où le médecin a eu de la difficulté à diagnostiquer des affections liées à l’usage de drogues par voie intraveineuse
FIGURE 3.
Distribution, en fonction de la conclusion, de 13 dossiers d’actions au civil (2002-2014) où le médecin a eu de la difficulté à diagnostiquer des affections liées à l’usage de drogues par voie intraveineuse
Les difficultés à établir un diagnostic attribuable à une perte de conscience situationnelle, à des circonstances sociales complexes chez le patient et à des problèmes de communication prédominaient dans ces dossiers. Ceci signifie que ces difficultés constituent un facteur déterminant dans le traitement des patients prenant des drogues par voie intraveineuse. Par exemple, tous les médecins de première ligne travaillaient dans des cliniques sans rendez-vous, ce qui a contribué aux problèmes de continuité des soins.7 La complexité des communications au sein des équipes de soins d’urgence a multiplié les défis, et les problèmes de communication dans un tel contexte ont nui à la conscience situationnelle des professionnels. Dans trois dossiers associés à des abcès épiduraux, cela s’est traduit par l’incapacité des médecins à reconnaître la détérioration neurologique. Le fait de ne pas avoir reconnu l’importance de la répétition des visites à l’urgence, de même que les biais cognitifs chez les médecins, sont des facteurs qui sont aussi ressortis.8 L’erreur d’attribution (c.-à-d. les idées préconçues au sujet de dépendance qui influencent les perceptions du comportement du patient), en particulier, semblait courante et pouvait être observée dans le langage utilisé pour décrire les patients.
Stratégies de gestion des risques
Lorsque vous assurez le suivi des patients ayant des antécédents de troubles liés à la consommation d’alcool ou de drogues, soyez conscients de la façon dont les biais cognitifs peuvent restreindre la recherche d’un diagnostic. Repérez aussi les indicateurs de prévalence accrue d’infections rares chez les patients ayant des antécédents d’affections associées à la prise de drogues par voie intraveineuse. Voici d’autres stratégies de gestion des risques pertinentes pour ce qui est des difficultés à établir un diagnostic qui ont été relevées dans le cadre de l’analyse de ces dossiers :
- Envisagez le recours à des outils structurés lors du transfert des soins pour communiquer les plans de traitement, y compris la surveillance et le risque de détérioration, et pour favoriser la conscience situationnelle des membres de l’équipe.
- Soyez conscients de la répétition des visites au service des urgences9 et de l’aggravation des symptômes, ce qui peut vous fournir un indice qu’une affection n’a pas été relevée. Les biais cognitifs à l’égard de cette population peuvent aussi influencer votre raisonnement diagnostique. Le fait de reconnaître ces éléments peut motiver les soignants à reconsidérer leur diagnostic différentiel.
- Pensez à recueillir des renseignements concernant les antécédents auprès des membres de la famille ou d’autres professionnels de la santé lorsqu’il vous manque des données cruciales.
En bref
La crise des opioïdes a été associée à une prévalence croissante des infections graves chez les patients prenant des drogues par voie intraveineuse. Ces affections peuvent être difficiles à diagnostiquer et de nombreux patients sont vulnérables à la stigmatisation et aux préjugés. Dans les dossiers analysés, les facteurs contributifs aux erreurs de diagnostic comprenaient, entre autres : les défaillances dans la communication au sein de l’équipe, la perte de conscience situationnelle et un examen physique inadéquat.
Références
- Gouvernement du Canada [En ligne]. Ottawa(CA): Santé Canada;2017. Nouvelles initiatives fédérales visant à remédier à la crise des opioïdes [cité en janvier 2020]
- Institut canadien d’information sur la santé. Tendances pancanadiennes en matière de prescription d’opioïdes et de benzodiazépines, de 2012 à 2017 [En ligne]. Ottawa(CA): ICIS; 2018 [cité en janvier 2020]
- Comité consultatif spécial sur l'épidémie de surdoses d'opioïdes [En ligne]. Rapport national: Méfaits associés aux opioïdes au Canada (décembre 2019). Rapport publié en ligne. Ottawa(CA): Agence de la santé publique du Canada, décembre 2019. [cité en janvier 2020]
- Cet exemple de cas est fondé sur des dossiers réels de négligence ou faute professionnelle. Cependant, certains faits ont été omis ou modifiés pour assurer l’anonymat des parties.
- Institut canadien d’information sur la santé. Préjudices liés aux opioïdes au Canada [En ligne]. Ottawa(CA): ICIS; Décembre 2018 [cité en janvier 2020]
- Weir MA, Slater J, Jandoc R, et al. The risk of infective endocarditis among people who inject drugs: a retrospective, population-based time series analysis. CMAJ [En ligne]. January 2019 [cité en janvier 2020];191(4):E93-9
- Association canadienne de protection médicale [En ligne]. Ottawa(CA): ACPM; Septembre 2019. Cliniques sans rendez-vous : Qualité des soins et risques médico-légaux [cité en janvier 2020]
- Edlin BR, Kresina TF, Raymond DB, et al. Overcoming barriers to prevention, care, and treatment of hepatitis C in illicit drug users. Clin Infect Dis [En ligne]. April 2005;40(5):Suppl:S276-85
- Association canadienne de protection médicale. [En ligne]. Ottawa(CA): ACPM; Septembre 2013 (révisé en septembre 2018). Place à la réflexion : les visites successives de patients ouvrent la voie à une réévaluation. [cité en janvier 2020]